Internet Archive et constat d’huissier
[05/08/2019]
Pour la première fois, la Cour d’Appel de Paris admet la recevabilité d’un constat d’huissier réalisé à partir du site <archive.org>, fameux service dédié à l’archivage du web, également connu sous le nom de « WayBack Machine ».
Géré par l’organisation américaine Internet Archive, ce service indexe quotidiennement des milliers de sites internet et réalise des captures des pages web qui peuvent ensuite être librement consultées. Initiée en 1996, la plateforme recense en juillet 2019 plus de 371 milliards de page web. A cet égard, c’est un service très prisé de la communauté informatique (OSINT notamment), mais également de la communauté judiciaire. En effet, les captures réalisées permettent de consulter l’évolution d’un site dans le temps, et accéder à des contenus qui ne sont parfois plus accessibles sur le site d’origine.
Des constats de ces captures sont régulièrement soumis à titre de preuve devant les juridictions françaises, et régulièrement rejetés, jusqu’à cette décision de la Cour d’Appel de Paris du 5 juillet 2019.
I. Captures automatisées d’une société américaine contre formalisme des constats d’huissier sur internet.
Rappelons dans un premier temps que, pour être recevable, les constats d’huissier réalisés sur Internet doivent respecter un formalisme strict issu d’une jurisprudence abondante.
Il s’agit notamment de s’assurer que l’environnement de capture est le plus neutre possible, et de décrire précisément les conditions du constat :
- Description du matériel utilisé
- Vérification de la date et de l'heure du terminal (serveurs de synchronisation)
- Protection contre les virus et malwares
- Description de la connexion à Internet
- Description du navigateur
- Mention de l’adresse IP (locale, publique, serveur DNS)
- Suppression du cache avant consultation
- Suppression des cookies
- Heure de début
- Etc
Ce mode opératoire a notamment fait l’objet d’une normalisation par l’AFNOR dans le cadre de la norme NF Z67-147 de Septembre 2010. Cette norme n’est cependant pas contraignante, et chaque constat reste apprécié souverainement par les juges.
A contrario, les captures d’Internet Archive sont réalisées en masse et de façon automatisée, sans précisions sur les conditions de la capture. Par ailleurs, le code source d’origine est altéré puisqu’Internet Archive y insère notamment ses commentaires et footprint :
Extrait du code source de la page http://www.google.com/ archivée par Internet Archive le 27/02/2008.
Pour ces différentes raisons, les captures provenant de <archive.org> ont souvent été invalidées.
Dans un arrêt du 2 juillet 2010[1], la Cour d'appel de Paris a dénié toute force probante au constat réalisé [2] sur Archive.org au motif que cet outil de recherches n’est pas conçu pour une utilisation légale tant par sa nature que pour des considérations techniques:
- Le service d’archivage est exploité par un tiers à la procédure
- Archive.org n’a pas d’autorité légale
- Les conditions de fonctionnement sont ignorées
- L’absence de toute interférence dans l’archivage d’une page n’est pas garantie
Dans une décision du 27 Septembre 2016[3], cette même Cour écartera de nouveau un constat réalisé dans des conditions similaires, rappelant succinctement[4] qu’Archive.org est un service d'archive exploité par une personne privée sans autorité légale et dont les conditions de fonctionnement sont ignorées, ce qui ne permet pas de donner une force probante incontestable à la date de la page internet ainsi archivée, pas plus qu'à son contenu.
Position confirmée et précisée le 16 juin 2017 par la 1ère chambre de la Cour d’appel de Paris[5]. A cette occasion, la Cour rejettera la validité d’un tel constat au motif qu’Archive.org n’a pas été attraite à l’instance. Plus intéressant encore, concernant la compétence territoriale et le critère d’accessibilité, la Cour considérera[6] à cette occasion qu’une capture réalisée et hébergée sur des serveurs américains ne permet pas de démontrer un accès depuis un ordinateur situé en France.
II. Recevabilité des captures réalisées sur <archive.org> par une juridiction française.
Dans une première instance[7] opposant la société ALLOPNEUS à la société CENTRALE PNEUS, la défenderesse demandait à ce qu’un constat réalisé par la société ALLOPNEUS depuis le site <archive.org> soit écarté des débats en se fondant justement sur la précédente jurisprudence de la Cour d’Appel de paris :
- Archive.org est un service d’archivage exploité par un tiers à la procédure
- Archive.org est une personne sans autorité légale
- Les conditions de fonctionnement de ce service sont inconnues
Les juges du premier degré rejetteront ces arguments et admettront la validité du constat faute pour la partie adverse de démontrer et produire des éléments de nature à remettre en cause la validité du constat. Le Tribunal considérant que les prérequis techniques avaient été respectés par l’huissier pour la réalisation de constat.
La société CENTRALE PNEUS interjette l’appel et demande à nouveau que soit écarté des débats le procès-verbal de constat dressé sur le site archive.org, ou prononcer son annulation, à tout le moins constater son défaut de force probante.
La décision de la 2ème chambre de la Cour d’Appel de Paris est rendue le 5 juillet 2019[8]. La position des juges de première instance au sujet de la validité du constat est entièrement validée :
- L’huissier a clairement détaillé l’ensemble des opérations effectuées pour obtenir les captures d’écran, conformément aux règles en vigueur
- Tous les prérequis techniques sur le site d’archivage ont été remplis
- La clause de non-garantie de contenu présente sur le site Archive.org ne remet pas nécessairement en cause la fiabilité ni la portée probatoire du constat
Surtout, la Cour rappelle que « la valeur probante d'éléments valablement constatés par l'huissier de justice, à savoir en l'espèce les pages ressortant d'un site d'archivage, sera appréciée au fond », et ralliera ainsi à la position des juges du fond, en précisant par la suite que ce constat est valide, faute pour la partie adverse d’en démontrer la nullité.
Extrait de la décision
« Sur le procès-verbal du 6 février 2013
Les premiers juges ont exactement rappelé que le procès-verbal d'huissier de justice du 6 février 2013 produit aux débats par la société Allopneus a été réalisé à partir du site archive.org qui est un site d'archivage.
Les appelants et intervenants forcés maintiennent que ce procès-verbal devrait être annulé.
Il sera cependant relevé que l'huissier de justice instrumentaire a clairement détaillé les opérations par lui effectuées, donnant en particulier toutes précisions sur le matériel, l'adresse IP, le mode de navigation et le réseau de connexion utilisés, précisant que la mémoire cache et l'historique de l'ordinateur ont été supprimés et décrivant la navigation à laquelle il a procédé pour obtenir les captures d'écran reproduites dans son procès-verbal, qu'il n'a nullement interprétées.
Tous les prérequis techniques sur le site d'archivage ayant été remplis, il ne saurait être considéré que les opérations de l'huissier de justice, qui l'ont amené à l'historique archivé de publication des sites allopneus.com et centralepneus.fr, ne seraient pas fiables ni nécessairement dépourvues de toute portée probatoire, même si le site archive.org, comprend, selon constat du 9 février 2017 produit par les appelants et intervenants forcés, une clause de non garantie de son contenu.
Il sera ajouté que si la page d'accueil du site archive.org reproduite dans le constat incriminé est en langue étrangère, se référant au 'Wayback Machine', il n'est pas contesté qu'il en est actuellement produit une traduction en langue française, langue du procès permettant à la cour d'en apprécier les mentions et partant de vérifier le cheminement des opérations du constatant, étant précisé qu'il importe peu que cette traduction n'ait pas été faite par un traducteur assermenté dès lors qu'aucun élément ne permet de douter de sa pertinence.
Il n'y a donc pas lieu d'écarter des débats, ni d'annuler ce procès-verbal (ainsi que la traduction produite, en pièces 4 et 4bis de la société Allopneus), ni d'infirmer le jugement de ces chefs, étant rappelé que la contrefaçon se prouve par tous moyens et que la valeur probante d'éléments valablement constatés par l'huissier de justice, à savoir en l'espèce les pages ressortant d'un site d'archivage, sera appréciée au fond. »
« En l'espèce, il ressort à suffisance du constat précité du 6 février 2013, réalisé sur le site d'archivage, qui vaut jusqu'à preuve contraire, ainsi que d'une capture d'écran antérieure du 11juillet 2011, de la production d'une assignation du 11 janvier 2012 dans une instance ayant opposée la société Allopneus à un tiers et d'une pièce versée par celui-ci issue du site allopneus.com en décembre 2011, que le site revendiqué préexistait au 11 mai 2012. »
Cette position, si elle est maintenue, permettrait d’aligner la jurisprudence française à la jurisprudence communautaire en matière de brevet, ainsi qu’à la position des experts dans le cadre des procédures UDRP.
III. Les captures réalisées par Archive.org régulièrement utilisées devant l’OEB et les procédures UDRP.
Les contentieux devant l’Office Européen des Brevet (OEB/EPO) ont souvent trait aux questions d’antériorité. Le recours à Archive.org est régulier et dorénavant largement admis par l’OEB au point d’être directement mentionné dans la 8ème édition du recueil de jurisprudence des Chambres des recours de l’OEB au sujet du critère de nouveauté et de l’accessibilité au public sur Internet:
« La chambre a considéré que normalement le fait qu'un document a été archivé par l'archive Internet www.archive.org à une certaine date, sauf bien entendu circonstance particulière jetant une suspicion, constitue en soi une présomption suffisante que le document a été accessible au public au jour de téléchargement et rendu accessible au public via l'archive Internet elle-même peu après. »
Cette considération, qui découle notamment de la décision T 286/10 du 21 Mai 2014, est régulièrement confirmée depuis :
- T 1040/14 du 24 Avril 2017 (point 10)
- T 1711/11 du 9 Novembre 2016 (point 2.2)
- T 2309/11 du 24 Avril 2017 (point 6)
- T 1066/13 du 9 Juillet 2018 (point 4.2)
Dans un autre contexte, celui des litiges relatifs aux noms de domaine, les experts UDRP reconnaissent eux aussi très largement le recours à Archive.org comme élément de preuve au point de le considérer comme une référence au service des experts. La 3ème version du WIPO Overview y fait d’ailleurs mention à deux reprises :
Point 4.8 : les experts peuvent, de leur propre chef, se référer à Archive.org pour apprécier l’usage historique d’un nom de domaine.
Point 3.11 : le fait, pour l’administrateur d’un site, d’empêcher techniquement son référencement sur Archive.org, peut présumer de sa mauvaise foi.
La décision de la Cour d’Appel de Paris tend donc à s’aligner sur la position d’autres juridictions européennes et Cour d’arbitrage internationale.
L’impact est significatif pour les éditeurs de site qui doivent prendre conscience que la diffusion en ligne de leur site internet implique de la réplication de son contenu à différents niveaux (cache de moteur de recherche, service de crawling et scraping automatisé, CDN, etc…).
Internet Archive est particulièrement connue, mais d’autres initiatives existent, telles que Archive IT , Common Crawl ou plus près de nous, les Archives de l’Internet opérées par la BNF.
Reste désormais à savoir si cette position sera confirmée par la suite.
[1] Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 2, 2 juillet 2010, n° 09/12757
[2] «[…]le constat a été effectué à partir d’un service d’archivage exploité par un tiers à la procédure, qui est une personne privée sans autorité légale, dont les conditions de fonctionnement sont ignorées ; qu’il ressort de l’extrait des questions posées sur son fonctionnement,[…] que cet outil de recherches n’est pas conçu pour une utilisation légale […]
Que l’absence de toute interférence dans le cheminement donnant accès aux pages incriminées n’est donc pas garantie ; que pas davantage n’est-il démontré de façon incontestable à quelle opération précise -affichage, modification, retrait, archivage ou autre- correspond la date mentionnée dans la référence de ce cheminement ;
Qu’il s’ensuit que le constat dressé le 2 mars 2010 est dépourvu de toute force probante quant au contenu[…]»
[3] Cour d'appel, Paris, Pôle 5, chambre 1, 27 Septembre 2016 – n° 14/18000
[4] « […]qu'il est fait référence à une ancienne page du site www.mnprodukter.se (ne pouvant donc par être la page du site www.mnprodukter.eu consultée par l'huissier) datant du mois de décembre 2007 et archivée par le site privé <www.web.archive.org>, service d'archive exploité par une personne privée sans autorité légale et dont les conditions de fonctionnement sont ignorées, ce qui ne permet pas de donner une force probante incontestable à la date de la page internet ainsi archivée, pas plus qu'à son contenu ; »
[5] Cour d'appel, Paris, Pôle 1, chambre 8, 16 Juin 2017 – n° 16/06825
[6] «Il résulte de ce constat d'huissier de justice, établi le 18 mars 2016, que l'article litigieux a été trouvé à cette date sur le site internet archive.org/web.
Cependant, le fait que l'article litigieux ait pu être diffusé par internet, qu'il ait ainsi pu être accessible en certains lieux et qu'il ait été stocké à ce titre dans les archives du serveur américain archive.org n'induit pas que cet article ait pu être à un moment donné diffusé par les intimés auprès des utilisateurs d'internet domiciliés en France et en particulier dans le ressort du tribunal de grande instance de Paris.
Ainsi, le constat d'huissier de justice dressé à la requête de M. R. au cours de l'instance d'appel n'est pas de nature à établir la diffusion, par les intimés, de l'article litigieux dans le territoire du ressort du tribunal de grande instance de Paris, alors même que ces derniers établissent par leur constat que cet article n'était pas accessible depuis un ordinateur situé à Paris au moyen de l'adresse internet indiquée par le demandeur. Le seul accès démontré à l'article litigieux depuis le territoire du ressort du tribunal de grande instance de Paris, à partir d'une adresse qui n'est pas celle visée dans la demande de M. R., résulte du site archive.org, dont la société qui l'anime n'a pas été attraite à la présente instance. »
[7] Tribunal de grande instance, Paris, 3e chambre, 2e section, 27 Janvier 2017 - n° 13/09456
[8] Cour d'appel, Paris, Pôle 5, chambre 2, 5 Juillet 2019 – n° 17/03974
L’auteur :
Gaël Mancec | Juriste NTIC
Germain Maureau
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